jeudi 27 décembre 2012

L'Odysée de Pi, de Ang Lee

Voici que notre année 2012 s'achève par une mise en images du Merveilleux. 




L'image parle d'elle-même, et pourrait être d'un comique froid Dans l'eau, des requins, sur la chaloupe, un tigre. Et si cette histoire était vraie ? Qui est le véritable prédateur ?

Il faut bien convoquer merveilles et légendes pour offrir de quoi se pencher sur des choses essentielles dont nous sommes en tout divertis et L'Odyssée de Pi est un des plus beaux du genre que j'ai vus. Ce merveilleux-là, Ang Lee nous le montre sous ses aspects les plus contrastés, de la cruauté des fauves à l'itinéraire éveillé d'un enfant, du désespoir à la torpeur de la soif où apparaissent des anges de trente tonnes - et je ne parle pas ici de Gérard Depardieu. Quoique. Si Pi était Jonas, Gérard lui serait une baleine bonasse et ce ne serait pas le seul clin d'œil à la culture française qui émaille la pellicule -.

Ce mythe du naufragé traverse les siècles et les genres avec bonheur, de la Bible à Defoe en passant par le Titanic ou le petit "Jeunesse" de Joseph Conrad. Cela fait toujours recette, tant il doit y avoir là une métaphore profonde de l'histoire de l'individu acculé à sa survie : l'ingéniosité face aux éléments, le miroir de lui-même dans la solitude, le combat contre la mort.


Nous sommes bien, tigres nous-mêmes face à des tigres, dans des rapports de forces où les fauves domptent les prédateurs qui en domptent d'autres à nouveau, ou les boulottent crus. La jungle qui se concentre ici sur la chaloupe de Pi doit se trouver aussi sur terre, où 50% de l'humanité vit aujourd'hui, Tianjin, Séoul, Mexico, forêts denses...

Ceci est une adaptation en relief du roman de Yann Martel, Histoire de Pi, vendu à quatre millions d'exemplaires dans une quarantaine de pays, et récipiendaire du prix Booker.







C'est un des films les plus ésthétisants que j'aie vus (avec The Baby of Macon de P. Greenaway) et encore, sans lunettes. Les studios peuvent se réjouir d'avoir poussé 170 réécritures du scénario avant de parvenir à ce point. Le sujet lui-même oblige à se concentrer sur un huis-clos vaste et déchaîné, force le regard à revenir à des choses essentielles. Ici, nombreux sont les plans, soit de Pondichéry ou du limpide océan qui sont filmés avec un formalisme avoué inclinant à la contemplation. Mais comme chez Greenaway l'esthétique du mal n'est jamais très loin non plus avec M. Lee : quand dans une fleur on découvre une dent humaine, ce n'est sûrement pas pour le plaisir de faire un effet, aussi poétique soit-il. 

C'est bien pour ça que le spectateur exigeant, débranchant pour une fois légèrement le cortex, appréciera qu'on ne soit ni chez Mickey ni chez Besson, comme a pu s'en apercevoir quelque critique des Inrocks, et c'est heureux.





Car il ne faudrait pas jouer un peu vite les bo-bos blasés et ranger aux chapitres des (mauvais) contes pour (ce qu'on croit être des) enfants le projet de Ang Lee, ni le sous-estimer. Il s'agit de nous raconter une histoire qui parle nous. Le rythme est très enlevé, et le tour de force que l'équipe du film réalise est de maintenir l'intérêt au plus haut alors que les éléments du décor sont réduits à presque rien : une chaloupe, un radeau, de l'eau de mer...

Je ne suis pas du tout d'accord avec Samuel Douhaire qui écrit dans Télérama que le film hésite entre un genre et un autre. Pour l'avoir vu en famille, je puis dire que les enfants le voient comme un récit fantastique et poétique, les adultes comme la métaphore d'une lutte sans merci pour la survie. Les enfants entendent bien qu'il y a quelque chose de sérieux, et les adultes peuvent aussi y retrouver un regard d'enfant.
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A propos du livre, je relève une anecdote qui fera sourire tout bon auteur désespéré de trouver un jour son éditeur : le roman éponyme avait été refusé par plus de cinq maisons d'édition londoniennes, avant d'être publié par Knopf au Canada, en septembre 2001. Mais c'est l'édition Britannique qui a gagné le prix Booker de fiction l'année suivante...

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Un blog de critique que je recommande : You-shttp://www.you-s.com/lodyssee-de-pi-grandeur-nature-13122012/

Interview du Chef op' Claudio Miranda : http://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/On-a-vraiment-pense-L-Odyssee-de-Pi-comme-un-film-unique-et-radicalement-nouveau-3602978



L'Odyssée de Pi, par Ang Lee avec Suraj Sharma, Adil Hussain, Irrfan Khan, Gérard Depardieu et Rafe Spall.

vendredi 7 décembre 2012

Voyage vers nulle part : "14" de Jean Echenoz

Une date. 14. Un nombre. Un numéro qui peut-être identifie celui qui part à la guerre, une dernière fois, en partance pour nulle part. 

Sous la plume glacée et sophistiquée d'Echenoz, la froide liste des choses, toutes organisées à funeste destination rend le masochisme des nations sensible. Car à tout-bout-de-champ, c'est bien sur les siens qu'on tire, lorsqu'on envoie à la guerre. Les siens au sens de l'humanité. Tous les siens. Tout acte de violence ayant son lot de violence en retour, comme en physique à la force correspond un vecteur inverse. 

Le roman d'Echenoz commence par une exposition à couper le souffle, tableau élégiaque d'un monde dont on ne sait rien encore, mais dans lequel l'auteur nous fait entrer par les oreilles, pour aller du sonore au visuel, vers un tumulte qui sera bientôt l'enfer. 




Inéluctablement, ses protagonistes, cinq pauvres gars pris comme des mouches dans la toile parfaite de la guerre, tombent comme elles. Un à un, ils s'estropient et disparaissent sous la pluie des balles. Le lire aujourd'hui nous évoque les tirs sur Benghazi ou dans Alep dont oa si peu d'images, faut-il s'en étonner ? En 14 comme aujourd'hui, la mort n'a pas d'odeur. Les obus, amis ou ennemis, sont tous ennemis. On tombe aussi sous la foudre des ordres injustes, sous la brûlure du froid, sous la moisissure des maladies, sous le tremblement de la peur. 

Tout alors faisait guerre, le vent poussait dans le dos, des gendarmes empêchaient tout retour au bercail, l'air se chargeait de gaz asphyxiants, la terre se mêlait au sang et aux pieds. Même les animaux avaient l'air mobilisés pour améliorer le frichti du soldat en rase campagne. Et pour finir, toute promenade étant suspecte de désertion, la Police-montée accélérait la mort de ceux qui avaient pu réchapper à tous ces dangers par un peloton d'éxecution exemplaire. Miracle de la condamnation de millions d'hommes par la grâce d'une décision politique qui est toujours, comme dit l'adage (attribué à Valéry) "un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas". 
Tragique destin du paysan qui retourne à la terre au fil des canonnades, nul espoir derrière, ni sur les côtés, et leurs lettres encore censurées pour excès de réalisme, seul lien avec le monde des Hommes qui aiment, avant que la Bête n'anéantisse ceux qui écrivaient une dernière fois.


Acrylique grise, décembre 2012


Habilement construit comme l'est une bande-son, le texte de Jean Echenoz contient une expression souterraine mais bouillonnante d'humanisme libertaire, qu'on eut appelé autrefois anarchiste. Mine de rien. L'orchestre de ce Titanic de campagne joue sans auditoire, alors que "la flûte et l’alto sont tombés morts" et que sifflent les balles. Comment plaider en effet pour un tel ordre du monde sans le conchier, comme le dit un Heiner Müller ? Ce monde ainsi ordonné où le trouffion semble se laisser mener à la potence sans mot dire, après avoir quitté les siens tout sourire, inconscient de l'horreur qui le guette au bout du chemin (des Dames). Ce monde-là révolte par sa marche glacée dont le titre lui-même reflète le feu qui sourd : 14, simple nombre, à la résonance pourtant si chargée d'histoire nationale. 

C'est écrit comme seul un romancier pouvait donner à voir ces boucheries maintes fois décrites, avec une élégance qui fait mieux ressortir le tragique, que tout excès de formules minimiserait. C'est comme ça qu'on aimerait toujours écrire, avec une tendresse mêlée de tristesse légère. Magistral.








Ma photo sur le chemin de Guernesey

Port de Guernesey Janvier 2017