mercredi 10 avril 2013

"Gagner sa vie" ou la perdre à la gagner...


L'air que nous respirons est chargé, d'interrogations, d'incertitude. Fabienne Swatly dans Gagner sa vie décrit le monde qui a basculé sous les années 80, les années Reagan/Thatcher, sous la forme d'un journal intime littéraire. Ce monde-là décrit par Swatly glorifie l'individu pour mieux l'écraser. Comment se construit la révolte de la narratrice ? Par connaissance de la théorie, par la lecture de Marx et Engels ? Non, par la vie comme elle est.

Les terrains de friche seraient les miens : cité du nord, pérégrinations au gré du marché du travail (quel terme ! nous rendons-nous bien compte de ce que nous disons ?). Elle verra que ceux qui prêtent leur temps en actions solidaires ou altruistes ne sont pas souvent payés de retour ; à l'usine, où l'on travaille sous les ordres, là où le temps de son corps est donné à la production, on est réglé par un chèque, et pas par la reconnaissance. 



Ainsi, comme par un fait exprès, le livre de Fabienne Swatly de 2006 fait écho à celui de Samira Sedira de 2013, que je viens de refermer. "Gagner sa vie" versus "L'Odeur des planches". Et tous deux sortent gagnants.
Là aussi nous assistons à un parcours de vie dont l'auteur n'a retenu que ce qu'il y a de meilleur, biographie de ce qui est subi, écrite  tout de même, avec tendresse toujours, de façon touchante souvent, au point qu'on aurait envie de prendre toutes les serveuses, toutes les ouvrières du récit dans les bras. Toutes ces femmes qui gagnent petit, qui gagnent dur. L'écriture de Fabienne Swatly rend amoureux alors qu'elle s'ingénie "trouver les mots qui mettent en colère".


  • "...c'est quoi comme travail, directeur de prison ?"

Le récit nous fait entrer par chapitres dans le monde associatif, commercial, industriel, carcéral. Tout sert en effet à une femme de 40 ans aujourd'hui qui a vécu cinq fois ce que vivaient les femmes du XVIII° siècle. 

La vie de ceux qui n'ont pas de spécialité est horizontale, riche s'ils ont la jeunesse et la santé pour eux, vide s'ils ne l'ont pas. 

L'usine ou Pôle emploi prend aux gens ce qu'aucun salaire ne saurait compenser, le temps du corps. Chair dont le thème traverse le texte de part en part, corps souffrant au travail, corps postés, corps blessés, corps enfermés. Ces corps dont parlait Michel Serres dans cet épisode la Légende des Sciences, comparant les peintres au tournant de la révolution industrielle. La vision du corps est idéalisée aujourd'hui que l'on est passé des âges de la Formation à celui de la Transformation puis à celui de l'Information. 



On aurait donc tendance à oublier ce que F. Swatly nous rappelle ici avec une douce force : tout n'a pas la subtilité de l'octet. Il y a une volonté de dissimulation, le corps est encore le lieu de la souffrance, les bêtes de somme sont toujours là, et pas qu'elles car il y a bien au moment où nous lisons ces lignes des enfants de 5 ans que l'on glisse par les tuyères des méthaniers pour qu'ils en décrassent les hydro-carbures -à six ans ils sont trop gros- au mépris de leur santé respiratoire, sinon de leur enfance tout entière. Roulons, roulons, c'est aussi au prix de l'asservissement d'autres humains et voilà que le piège se referme sur nous. C'est dire si le prix du litre est bien au-delà de ce qu'il paraît. 

Voilà comme on peut lire le roman de Fabienne Swatly "Gagner sa vie" ou perdre sa vie à la gagner. L'économie du roman va crescendo, avec une rigueur discrète qui nous emmène du particulier à l'idéal, du quotidien au manifeste, comme si la narratrice se révoltait au fur et à mesure que le texte avance. C'est à mes yeux la réussite de ce texte. 

Enfin, il faut saluer le beau travail d'édition et d'impression de La fosse aux ours, éditeur rhodanien qui privilégie la découverte de nouveaux talents.

"Gagner sa vie", de Fabienne Swatly
(Coup de talent FNAC, prix Léo Ferré), éd. La fosse aux ours.

Ma photo sur le chemin de Guernesey

Port de Guernesey Janvier 2017