dimanche 19 mars 2017

Le théâtre sait-il encore ce qu’il est ?

Le théâtre sait-il encore ce qu’il est, comment il se pratique, et par qui ? Facebook est un fantastique moyen pour nous autres, auteurs, acteurs, metteur-en-scène, de faire savoir ce qu’il faut lire ou aller voir. Certains m’ont enjoint d’aller voir une pièce de Shakespeare à Paris montée par un monsieur qui l’a soi-disant auto-produite. Dans les faits, beaucoup de mécènes privés. Pourquoi la nommer, sans tirer sur une ambulance et s’attirer les foudres des collègues comédiens qui travaillent et n’y sont pour rien ?



Tout était réuni : une bonne critique, tous les chroniqueurs spécialisés sont venus et ont loué le fait de monter un Shakespeare. Un beau théâtre au milieu des bois, dans un cadre historique qui fait plus penser à Mnouchkine qu’à Bernard Murat. Alors bravo à l’attaché de presse sûrement mieux payé que les comédiens, qui a bien bossé, attaché devenu indispensable aujourd’hui pour faire en sorte d’être vu, acheté, et tourner. Le réflexe managérial contemporain est plus orienté vers l’attaché de presse et le poids de ses émoluments dans le budget, plutôt que l’option dramaturgique ou les qualités des acteurs.

Le vernis donc est beau, et 15 comédiens sur un plateau, c’est autant d’artistes tirés du chômage. Mais la réalité, la dure réalité du spectacle, ne pardonne pas.
Que trahissent la succession de tableaux au découpage parataxique, la démonstration d’effets techniques, la peur viscérale bien contemporaine du silence, un code de jeu incertain et sûrement bien monolithique ? Un manque de culture théâtrale.

Sait-on encore faire la différence entre une «mise en place» et une véritable direction d’acteur où s’inscrit l’histoire des interprétations ? À quoi donc auront servi les Stein, Strehler, et plus proches de nous Stratz, Seide ? Nous avions là, dans un théâtre public de renom pourtant, un travail sur l’interprétation digne d’un deuxième année de conservatoire, des comédiens réduits à ne faire que ce qu’il savent faire, sans guère envisager d’évolution dans leur parcours, les uns réduits à leur petit rôle (une idée fascisante comme disait Seide) et les autres tenus corsetés dans leur rôle monochromatique. Mais lorsque le rôle-titre est tenu par un acteur qui a 30 ans de métier et s’enferre dans ces travers-là, on ne comprend plus rien...

M. Gilles Costaz, a-t-on régressé à ce point que la médiocrité d’hier soit devenue l’excellence d’aujourd’hui ? Personne n’a osé dire à cet acteur de renom la dualité en miroir que possède le théâtre, où ce qui est murmuré sonne souvent plus fort que ce qui serait braillé, que le texte est plus long quand il est dit trop vite ? Et que la pensée d’un auteur et ses nuances (Shakespeare !) ne peuvent guère parvenir dans le cri... D’une façon générale, la force vocale sur un plateau ne fait pas la puissance d’un personnage, bien au contraire. Les vociférations du clochard parlent plus de son impuissance et non de sa colère.

Les critiques certainement abusés par le dossier présenté, ou abusés par des années de médiocrité théâtrale, de déconstruction de tout, finissent par se laisser déciller par un beau cyclo, une maquette de la proue d’un navire naufragé (la métaphore est très originale…). Faut-il qu’ailleurs ce soit si catastrophique ?

Il y a vingt ans lorsque Costaz ou Tesson disaient qu’un metteur en scène était «prometteur», il fallait courir découvrir ce nouveau Chéreau et l’on était sûr de ne pas assister au glacis propret d’un bon régisseur. Alors la réalité sociale de ce monde du travail qu’est aussi le théâtre, est là : nous vivons le règne du faiseur de dossier, du dénicheur de fonds privés et du caresseur de mécènes.

Les plus aptes à cet exercice sont les commerciaux, les gens de dossiers, et pas les gens de théâtre. Ce théâtre-là sur scène est déjà mort, mais attention : tant qu’il y aura des gens qui sauront se tourner vers les mécénats privés, ils apporteront cet argent à des structures publiques qui cèderont et subiront leur loi. Le désengagement massif de la puissance publique auprès des créateurs fait que ce seront ceux-là qui imposeront leur théâtre de Draguignan-1950.

On pourrait penser alors que j'ai un coup de mou... Non, ça va très bien merci. Seulement, voilà : la semaine dernière j'ai vu une mise en scène on ne peut plus ratée d'un magnifique texte à la Manufacture des Abbesses ; il y a quelques années j'ai vu un Cid au Français déclamé version rap, et c'est ce qui m'avait décidé ne plus aller au théâtre après vingt ans passés à chercher en vain l'émerveillement que j'avais ressenti face au Barouf à Chioggia de Strehler, à Olsniénie de Janusz Wisnyewksi et au Woyzzeck de Benoin. Déjà 25 ans...

Peter Brook disait déjà en 1990 qu’il ne savait que répondre aux décideurs des instances de subvention lorsqu’ils lui demandaient ce qu’il allait faire. Il leur disait seulement que par définition au théâtre «on ne sait pas ce qu’on va faire, car pour ça il faut d’abord travailler de longs mois sur un plateau avec les acteurs, les décorateurs, les éclairagistes, les costumiers.»

Donc mamans, papas, qui vous apprêtez à mettre vos enfants à l’étrier du monde du théâtre, surtout commencez par économiser sérieusement pour lui payer les Cours Florent, (oubliez les écoles nationales supérieures d’art dramatique) ne leur offrez pas les notes de Louis Jouvet, les écrits de Dullin ou de Chéreau sur la mise en scène ou les livres Peter Brook, pourquoi faire ? Enfermez-les dans leur chambre jusqu’à ce qu’ils entrent à HEC, ils pourront alors se projeter dans l’avenir, ce que nous, formés par la même puissance publique, ne parvenons pas à faire, bloqués depuis plus de vingt ans par les technos-structures et ses affidés du monde souterrain des adorateurs des plaquettes glacées des «dossiers de création».

Ma photo sur le chemin de Guernesey

Port de Guernesey Janvier 2017