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vendredi 6 novembre 2015

Henri Duparc par Ludovic Tézier

Les plus hauts sommets cessent d'intimider le marcheur dès lors qu'il ne regarde que ses pieds. Et l'on s'imagine les petits pas qu'il aura fallu faire à Ludovic Tézier pour cheminer jusqu'ici, et commencer aujourd'hui de contempler le panorama lyrique de là où il se trouve. Est-ce là un sommet ? Peut-être bien ; au moins l'un d'eux sur la chaîne des nombreuses crêtes que compte l'art lyrique et des rares moments où la Mélodie Française est aussi bien servie.

Aussi vous parlerai-je d'une interprétation de six Mélodies françaises d'Henri Duparc avec orchestre, écrites pour une voix de baryton lyrique accompagnée ici, et même beaucoup mieux que ça, par l'Orchestre Philharmonique de Radio-France. Nous étions en 2014, à Paris, Salle Pleyel.

Henri Duparc


Ce n'est pas le nom de Henri Duparc (Paris, 1848-1933) qui vient à l'esprit pour nommer un compositeur Français, enfin pas aussi rapidement que Chabrier, Chausson ou d'Indy... Or, ses compositions sont belles et impressionnantes de perfection dans les Mélodies, qui furent terminées en 1924 et composées au siècle précédent, inspirées par la crème des poètes de cette époque : Copée, Baudelaire, de Lisle, auteurs hallucinés ou impressionnistes, qui fondaient souvent sous leur plume peinture, musique, opéra et poésie


Duparc était de ces compositeurs que l'on connaît peu, qui, admirateur de Wagner comme l'était un Hugo Wolf, étaient de dangereux perfectionnistes de la cheminée : prêts à mettre au feu un opéra entier sur un coup de tête.

Ce concert, dirigé par Muyng-Wun Chung, fut relayé par France-Musique qui en assura la captation, et c'est heureux car il n'en existe hélas aucun disque commercialisé.

La situation discographique, on le voit, n'est plus ce qu'elle était dans les années 1950, où l'on n'hésitait pas à faire enregistrer l'Intégrale des Mélodies de Messiaen à un jeune soprano de vingt-et-un ans (!) encore au Conservatoire (qui deviendra Michelle Command, s'il-vous-plaît, référence disparue du catalogue EMI). Aujourd'hui, il faut lever une armée de communicants pour faire savoir la qualité de tel ou tel artiste, à moins d'avoir le timbre et le physique d'une Elīna Garanča, ou d'un Jonas Kaufmann, et encore... combien de valeureux professionnels passent inaperçus ? Cette soirée fera donc partie du trésor du fonds des archives de Radio-France. 

Ludovic Tézier, lui, n'a pas de site web. Pas besoin, ou pas le genre de la maison. Mais ça ne l'empêche pas de faire le tour du monde avec son instrument, devenu en l'espace de vingt années de labeur acharné et dix années de standing ovations all around the world le grand baryton-Verdi d'aujourd'hui, tel qu'il y eut naguère Ernest Blanc en France dans les années 50, et les "Grands Italiens", Piero Cappuccilli, Ettore Bastianini en tête, ou plus près de nous, les Cornell Mc Neil et Vladimir Chernov.

Il est ici l'interprète de ces Mélodies avec orchestre, ô combien difficiles d'interprétation musicale et de réalisation vocale, mais si belles à s'y plonger qu'on en ressort à la fois plus cocardier et plus désespéré, car on sait que le volatile gaulois aime à chanter les pieds dans la merde...


Bref, entendre une telle voix dans ce répertoire si peu donné est une stupéfaction renouvelée, tant par l'intelligence et la couleur que Tézier donne au texte, que par la sidération que provoquent ses immenses envolées dramatiques, ces grands aigus qui sont l'apanage de quelques voix dans le monde, et encore, quelque fois par siècle. Vous trouvez que j'exagère ? Ecoutez un peu, pour voir.

Et dites-vous aussi que ça n'est qu'un enregistrement, diffusé en radio, et compressé. Une autre chance encore est d'entendre le chanteur à quelques mètres de soi. Il faut s'imaginer (ou mieux, courir l'entendre...) l'ampleur des harmoniques vocales à l'œuvre lorsque les chevaux sont lâchés, et lorsque la richesse qui s'en déploie se mêle à celles de l'orchestre. Elles sont comme les rosses qui menèrent Berlioz à son ultime domicile, semant tout le cortège à travers champs, hennissant sous l'orage. Il est alors tout bonnement prodigieux d'entendre l'histoire de l'opéra se façonner sous vos yeux.
 
Car aucun enregistrement ne restituera toute la richesse d'une voix, jamais ; et ce n'est pas une écoute sur Youtube qui permet de jeter un jugement définitif sur une voix. Ce ne sont pas non plus les limiteurs-compresseurs utilisés au mixage ou même dès l'enregistrement, qui permettront d'en apprécier la taille ou la richesse. Ainsi au disque a-t-on l'impression d'entendre les même types vocaux chez des artistes aux caractères très différents ; de Frau Schwazkopf à Frau Moser toutes deux grandioses, il y avait un gap. Il est vain d'essayer de comparer, à partir d'un support comme Youtube, les tessitures d'un Alagna et d'un José Luccioni, a fortiori quand soixante années de technique sonore les séparent. Pour résumer, il faut être en présence vivante des artistes du spectacle vivant.

Vous entendrez ici chez Tézier un souffle dont le chant respire entièrement, mais dont l'art consiste à ne jamais rendre visible la cuisine du chef. Il faut le voir à l'opéra, (bientôt  à Toulouse dans Rigoletto en novembre 2015, ou à Bastille dans Il Trovatore avant le Mac Beth de Vienne en juin 2016) où il donne l'impression de ne jamais prendre d'air entre ses phrases. Et Tézier trouve dans ce répertoire francophone de rares ressources expressives, intérieurement déchirées, qui font tout le sel de cet enregistrement unique. Toujours dans son artisanat de bon aloi, la culture de sa terre, loin du clinquant des médias, l'interprète en fait la démonstration : toutes les qualités requises par cette version monumentale sont ici réunies par le chanteur, qui plie son instrument à toutes les nuances des textes poétique et musical.

Notons les phrases amples et majestueuses de La Vague et la cloche : "...Pourquoi n'as-tu pas dit / S'ils ne finiraient pas / L'inutile travail et l'éternel fracas / Dont est faite la vie," (!), écoutons les derniers vers de La Vie antérieure, "... Le secret douloureux qui me faisait languir" (!), puis l'ahurissant crescendo de Phydilé, mené sur plus de 4 minutes, avec une clarté des intentions et un caractère élégiaque jusqu'à ce forte étourdissant, signature des interprètes lyriques de tout premier plan.

J'oserai dire que Tézier, le plus italien des barytons français et le plus francophone des barytons-Verdi, perpétue soir après soir la tradition du Baritono lirico-drammatico. Pour ceux qui ne le connaissent pas encore, on peut seulement dire qu'il aborde avec une même pertinence intellectuelle et un même bonheur vocal des ouvrages qui vont de Mozart à Strauss en passant par Tchaikovsky ou bien sûr Verdi ; d'un Nathanaël à un Yeletski, d'un Scarpia à un Ashton en passant par un Almaviva ou un Rodrigue. À l'occasion de cette radio-diffusion passée évidemment inaperçue, il entre de façon implacable dans l'histoire des interprétations des Duparc avec la maestria, la puissance et l'élégance qui sont désormais attachées à son identité artistique.

Muyng-Wun Chung fait aussi profiter l'ouvrage de sa longue expérience de chef lyrique. Il faut féliciter l'orchestre, car pour mener à bien un tel programme, c'est une gageure, il faut constamment être vigilant au bon équilibre entre masse orchestrale quelquefois rugissante, et piani d'une voix au bord de la falaise

La partition est servie par un Orchestre de Radio-France somptueux qui a si bien travaillé à restituer les transitions, les atmosphères parfois étranges que Duparc a su intercaler pour enrichir, s'il le fallait, les textes de ces poètes qui font honneur à la langue française. Il faut alors écouter. C'est un voyage dont l'invitation ne se refuse pas.


La Vague et la cloche,

mi mineur, poème de François Coppée [1871, version orchestrale vers 1913]





Chanson triste
Mi majeur, poème de Cazalis [1868, version orchestrée 1912]



 
La Vie antérieure
Mi majeur, poème de Baudelaire [1876-1884, version orchestrale 1911-1913]




Testament
do mineur, poème d'A. Silvestre [1883, version orchestrale 1900-1901]




 
Phidylé,
La majeur, poème de Leconte de Lisle [1882, version orchestrale 1891-1892]



L’Invitation au voyage
do mineur, poème de Baudelaire [1870, version orchestrée 1892-1895]



À écouter de préférence avec un casque musical



Pour compléter, une trouvaille : Mélodies et airs d'opéras français, concert de Saint-Etienne, 2007
https://www.youtube.com/watch?v=w-235qYeu6I



Merci
http://www.musicologie.org/Biographies/d/duparc_henri.htm 

mercredi 9 avril 2014

Souvenir d'un Don Carlo (concours littéraire de l'Opéra de Paris)

Je publie ma participation au concours littéraire de l'Opéra de Paris. Voici mon hommage aux acteurs lyriques, à la grandeur tragique de leurs personnages, à la mise-en-scène d'opéra et à ses lumières souvent fabuleuses.
Il est dédié à une scène que j'ai eu la chance de voir répétée puis chantée des dizaines de fois, devant moi, à quelques centimètres de moi. Etaient réunis cet homme que je trouve admirable, le baryton Ludovic Tézier et le ténor italien le sympathique Stefano Secco.


Où scintillent les Hommes
(réminiscence d'un Don Carlo)
 

Une onde, un flot sonore, comme une mer qui vient mourir sur les flancs de la prison. Un rideau s’ouvre sur le suintement des murs. Les violoncelles le disent qui transpirent eux aussi. Ce monde sans liberté est souterrain où les complots s’ourdissent. Une clarinette se rappelle à l’espoir de Carlo enchaîné. Nulle colombe, rien au soupirail. Un bleu nocturne le dispute à l’obscurité du drame. Qui donc allait advenir ? Verdi nous suggère qu’une dernière porte s’ouvre sur la nuit.


Devant l’huis sombre, colossal de douceur et de paix, le Marquis de Posa s’avance le long d’une raie de lumière et découvre son ami. Une dépouille. Un lambeau d’homme placé aux fers. Quel effroi. Que t’ont-ils fait ? La voix de l’ombre porte sa lumière de baryton. Le messager de la Flandre tend le bras. Il se prépare à ces déchirements dont on ne revient pas. Seules les cordes font vibrer l’air chaud. Le ténor a des inflexions douloureuses qui nous suspendent à son chant, à la fois larmes du présent et sourire des années passées ensemble. Cette ligne de crête fragile, la justesse d’un orchestre donné piano et la rondeur cristalline des deux voix, me laissent dans une sidération que je ne crus jamais éprouver.

Je me retourne un instant ; et alors que je me croyais seul au monde, créateur de cette scène, rêveur privilégié de cette histoire, pas un spectateur ne manque à l’appel : la salle de la Bastille se soulève d’une même poitrine. Nous sommes sublimés par le chant de liberté et de fraternité de Carlo et de Rodrigo, de Stefano Secco et Ludovic Tézier. Ils vivent sous nos yeux ce que vivent deux amis que la mort ou le devoir séparent un jour. Nous étions avec eux. Nous sommes eux.

À partir de ce moment, Ludovic qui chante Posa tient son ami Stefano qui chante Carlo par un long souffle qui jamais ne semble finir. «Il convient ici de nous dire…». Mais Posa ne trouve pas les mots, ou n’ose les prononcer. Son hésitation résonne comme un balbutiement d’éternité. Il ouvre par ce silence un dialogue, entre le chant de l’homme et le silence de dieu. Les cordes alors accompagnent ces paroles qui n’adviennent pas ; de celles qui contiennent l’amour de l’un pour l’autre. Il convient ici de se dire adieu. C’est dit.

Posa pose alors pas-à-pas, jusqu’à nous, chaque syllabe dans la lumière du couloir, en ce jour suprême. Ses harmoniques nous enveloppent. Comme seul il est possible à l’opéra, une bulle se forme autour de lui. Et c’est à ce moment-là du serment de Posa qu’un éclat nous replonge : un arquebusier caché. Plus jamais ils ne se reverront.

C’est le mot de l’Opéra, ça : Jamais. Giammài. Le tireur habile que Verdi a placé là prive Rodrigue de ses projets de paix, et Carlo de son meilleur ami. Carlo engeôlé le cajole encore, lui tient la tête, la lui caresse. Peut-être.

La terre se dérobe sous nos pieds. Ma voisine laisse tomber son programme. L’opéra se grave dans le cœur à faire entendre le souffle de chaque être. Angélique, abominable, vainqueur. Blessé, désespéré, amoureux…

Le Marquis de Posa redevenu Rodrigo, un temps si altier, redevenu à temps pauvre humain, accuse un effort haletant. Plus tout à fait vivant, pas encore éteint. La plus haute vibration de sa voix envahit soudain la salle : il faut sauver la Flandre. Le baryton se redresse, tremblant, halluciné, cherche le regard de son ami. Un «Ah !» abrupt, tranché dans son envol, ouvre sur le néant : douleur adamantine de qui perd la vie, il nous laisse au bord du précipice. «Ah !».

Sa grande résonance dans le vide me parvient encore aujourd’hui. La paix du sépulcre a vaincu, nous sommes orphelins, viva Verdi.




 2011, à Paris-Bastille.

Merci à mon ami Benito Pelegrín : c'est bien un arquebusier qui tire sur Rodrigo et non le "spadassin" qui a concouru, lequel n'aurait pas le bras assez long... car c'est ainsi que Verdi a annoté sa partition.

Ma photo sur le chemin de Guernesey

Port de Guernesey Janvier 2017