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lundi 25 février 2013

L’Homme aux mains rongées

Mon précédent billet "Mourir debout ou vivre à genoux" faisait référence au livre de Jean-Paul Galibert. Mais cet ouvrage a eu un tel effet sur ma conscience que je ne pouvais me satisfaire d'un billet apologétique.


Je tente d'y apporter ma pierre, mais Suicide et Sacrifice n'en reste pas moins une référence à se procurer de toute urgence. 

Pour être court et empreint de cette vertu explosive qu’on ne peut lui reprocher, il passe à côté d’un élément capital impensé, ou au moins non évoqué : le gâchis.

Plusieurs figures auraient pu être mises à profit pour illustrer l’hégémonie du néo-libéralisme sur nos vies à nous, êtres médicalisés et occidentalisés, en particulier celle du vampire.

Kronos a préfiguré celle-ci avec Baal qui recevait les offrandes d’enfants vivants. Kronos dévore ses enfants et emporte avec lui leur rire dans la tombe, tempus fugit. Or, la dévoration est une des angoisses de l’hommme les plus archaïques. Son omni-présence aujourd’hui peut expliquer cette anxiété généralisée où sont plongés les hommes, anxieux bien avant d’être suicidaires.

Goya, Kronos dévorant ses enfants.

L’hypercapitalisme dont parle Galibert produit et même surproduit. En surproduisant, il entraîne une casacade de conséquences ô combien néfastes pour l’homme et son environnement, à l’arrière des magasins : la déjection. Pour vanter le mobilier d'un resto, on prend rarement une photo de ses chiottes. Et pourtant...

Que rejete-t-il ce capitalisme dévorateur ? Des matières transformées et usinées, certes. Mais aussi les gens dont il n’a plus besoin, soit parce qu’ils ne sont plus aptes, soit parce qu’ils n’ont pas trouvé leur place dans la société qu’il surchauffe et qu’il met en état de régression anthropologique.

Ce gaspillage est la face verso de cette pièce de monnaie qui brille tant par sa capacité à produire et à innover. C’en est même l’effet secondaire au premier chef. Une des conditions non-avouées de la surproduction. 

Mais pire. Ce qui affecte l’homme et le rend fou est la conscience de se savoir vidé de sa substance. Ça, c’est le gâchis. 

L’hypercapitalisme se comporte comme un Dracula qui s’engraisse et laisse ses victimes dans un état végétatif : l’état suicidaire est non seulement une triste stratégie de défense, où l'être humain sain et sociable se replie en observation pour éviter d'être en prédation, mais c’est aussi le résultat mécanique de ce gâchis endémique, de la permanence de la non-utilisation de ses ressources, des savoirs acquis, de sa culture. 

Du danger de l’inutilité sociale vient cette angoisse fondamentale de ne plus exister du tout, et de vivre sans exister. 

le comte Vlad Drakul http://gvisy.free.fr/article.php3?id_article=39


Le chômage lui, peut être transitoire. Mais je pense pour illustrer ma pensée à cet altiste de haut niveau, médaillé du Conservatoire supérieur, qui ne put se payer un instrument d’exception, et qui arriva toujours second aux concours dans les orchestres nationaux où lui seront préférés un riche altiste Coréen ou Américain, mécéné par une banque, etc (plus on vient de loin mieux c’est pour les représentations mentales des snobs) et qui finit par aller donner quelques heures de cours -à 700 km de chez lui- dans un collège où son niveau musical ne pourra ni s’exprimer ni être perçu. Ce gâchis humain là est irrémédiable.

C’est le broyage d’une personne, désorientée de son désir d’utilité premier, formée pour une fonction spécialisée, quelquefois par l’Etat, au prix d’un investissement de la sphère publique conséquent, et qui n’a pas pu trouver d’emploi réel, de débouché adéquat, épanouissant et pérenne, qui n’a pu mener à bien ses projets pour des raisons quelquefois annexes, tenant au manque d’implantation, au déficit de réseau social de ses parents, ou même simplement par manque d’accès à un logement, par cette souffrance chronique d’être toujours un peu au-dessous du seuil fatal à toute réalisation de soi, le fameux seuil de pauvreté de 880 euros / mois...


Ce gâchis mène à la psychiâtrie bien sûr, par une dévalorisation de l’être social, par une perte immédiate de sens à son projet initial. 

Le suicide alors, comment s’étonner qu’il soit si présent, est une forme radicale du refus de l’inacceptable devenu quotidien : le gâchis de l’intelligence individuelle et collective, le gâchis de toute cette culture transmise, de toutes ces capacités à faire le bon, le beau, le bien.

Comme ce musicien, nous le sentons, nous perdons peu à peu l’usage de nos mains. Très jeunes elles ne servent plus guère qu’à actionner une manette où le but sera d’en tuer le plus possible. En vidéo à Paris. Mais un jour sur le terrain à Alep. 

L’homme aux mains rongées est celui malade de l’hypercapitalisme, de l’hyper-concurrence, qui nous plonge dans la gueule béante de Baal, suce la fraîcheur de notre sang par ce Dracula systémique, nous ronge petit à petit comme une lèpre de l’esprit.


Ma photo sur le chemin de Guernesey

Port de Guernesey Janvier 2017