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mardi 7 mai 2013

Pierre Debauche, Maître ès-liberté


Il y avait urgence pour tous "les anarchistes qui s’inscrivent à une fédération" à venir entendre encore, pour une dernière ou une première fois, la voix de Pierre Debauche reliée à la terre et accrochée aux étoiles, dans l’enceinte de la salle du Conservatoire de Paris. Le Maître Daniel Mesguich invite son maître à lui, pour deux soirées exceptionnelles à renouer avec la lecture mise en scène de ses œuvres poétiques “exercice ni fait ni à faire, qui consiste à débuter quand on est presque mort”, comme il le dit devant une salle debout. Debauche a toujours eu le triomphe lucide donc modeste.


Signe des temps où nous vivons, hier soir les promotions 2013 du fameux Conservatoire avaient préféré courir les castings au lieu de partager ce “hochzeit” ; et Mme La Ministre de la Culture ne se tenait pas derrière les rideaux, médaille de Commandeur des Arts et Lettres en main ; ça tombe bien : il s’en fout. Ce débutant de 83 ans qui s’est échiné tout une vie à trouver de l’argent pour monter ses pièces, écrit une fin à la Goldoni, éternellement pourchassé par de noirs créanciers quand d’autres font ripaille, bouffis de leur ministériel succès.

Il a été pour quelque soixante centaines d’acteurs et actrices depuis 50 ans l’éclaireur de leurs débuts, un immense phare dans la mer quelquefois dé-salée de l’arrogant et miséreux théâtre français, un connaisseur infini des partitions de la langue et leurs beautés déclamatoires. Ses mises en scène ont marqué des centaines de milliers de “vieillards sans courtoisie et fillettes sans chocolat”, spectateurs de “Ah Dieu que la guerre est Jolie” en 1972 à “Lear” en 2013, du Théâtre Sorano ou des Amandiers qu’il a fondés, parti sur les routes de Saint-Jacques avec ses élèves de l’école révolutionnaire de théâtre d’Agen. Admirateur et ami d’Antoine Vitez, enseignant tour-à-tour au Conservatoire de Paris et à la Comédie de St-Etienne à l’époque de Daniel Benoin, je me souviens qu’il nous lisait tous les lundis le manuscrit de “Flandrin, acteur” la pièce qu’il avait composée dans le train et créée par Daniel Mesguich à Lille l'année d'après, belle manière de commencer la semaine ; écoutons plutôt : 
Je dois interroger pour savoir la coutume
Ciels, toits, puits, bras, mains, fronts, fruits, voix, cœurs, cris, chants, brumes,
Secrets qu’il faut fouiller avant d’oser entrer
Dans l’espace aboli où grogne le sacré.

Je mets ce vieux costume où des acteurs moururent
On y plaint des frissons, on y lit des blessures ;
(...)
Les anges d’ici-bas sont battus comme plâtre ;
Quelque chose a blessé la douceur du théâtre ;
Les acteurs effarés y perdent leur “par cœur”.
Saisis, les figurants miment d’antiques peurs,
Se remettent debout pour saluer la foule
Et chacun dans sa bouche a des larmes qui coulent.
Vous, pierres du chemin, vous les admirerez.
Ainsi par dignité, comme eux, vous pleurerez.
Accourez de partout, voyelles et consonnes,
Des gosiers déchirés, des gorges qui résonnent,
Vous, verbes du savoir, inventeurs de l’amour,
Qui nommez la lumière et la beauté du jour,
Vous, les seize sons purs des voyelles qui dansent
En se posant les cris du cœur de notre enfance,
Voyelles du printemps quand l’hiver se dédit,
Voyelles du matin quand la nuit s’arrondit,
Grondez, vibrez, marquez ce monde inhabitable,
Petit troupeau des A qui trois fois trop aimables
Feriez croire au bonheur les soirs de pauvreté.
(...)
Les écoliers sont ils tous morts à Oradour ?
Leur œil fut effacé des tableaux noirs du jour
À vivre et des beautés dont il fallait s’éprendre
La leçon est finie et “l’instit” est à vendre.
Bousillés les plumiers, salis les tabliers
Et les plumes sergent-major dans les charniers.
(...)
J’ai fini de jouir, le cheval a henni.
Merci merci merci, lamma Sabacthani”
Larmes dans la salle. Steiner n’aurait pas dit mieux.

Et ce monument, dont la volonté farouche est celle de ne rester qu’un homme libre, était là, debout, fragile et nu, mais à la voix de marbre, comme on l’est bellement à l’arrivée d’un marathon de 70 ans de théâtre. Avec humour, surprise et colère intacte.
Qui est ce Pierre Debauche, disait Mesguich dans la préface aux Sensations insolentes, “un érudit, un fou, un juif ?”. Cet être insaisissable et insatiable, comme devaient l’être Maeterlinck ou Michaux, manque cruellement aux rayons des étagères entre ces deux-là, lui qui n’a jamais eu les honneurs de la NRF-Gallimard (un oubli éhonté) n’a que faire des insignes de la république des orgueilleux. Il aura par trop souvent, et volontiers, affronté les institutions et arpenté les plateaux avec la dimension intellectuelle d’un Strehler, in situ, sous les tentures et sur les tréteaux, à la suite de Jean Dasté, présent dans les diagonales du vide où le théâtre était absent, et pas dans les dîners en ville ou les “In” d’Avignon, festival chevelu, parvenu et trop snob à son goût.

Conservatoire de Paris, Lundi 6 mai 2013
Ce médium de l’ombre des désirs de l’acteur est tout sauf un marchand d’illusions, de ces dictateurs d’opérette libérés par Hollywood, de ces prétendus génies privatisés qui fleurissent trop souvent dans nos campagnes et compagnies, non : Tout acteur passé par ses mains savait les trésors à débusquer dans le petit espace de poésie que les muses ont malicieusement placé entre intelligence du texte et beauté du geste. Merci Pierre Debauche, vous êtes, vous avez été et demeurerez un Maître ès liberté.



Les lundi 6 et mardi 7 mai 2013,
2, bis rue du Conservatoire, Paris IX°,
entrée libre sous réservation.


http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Debauche

http://theatredujour.fr/

L'Ecole créée à Agen qu'il dirige depuis 1994
http://theatredujour.fr/le-theatre-ecole-daquitaine

http://www.cnsad.fr/site/page/accueil

Merci aux éditions du tarin d’avoir édité sous forme de trois petits cahiers données à l’entrée du Conservatoire les 77 poèmes de Pierre Debauche dits lors de cette soirée.
Merci à Daniel Mesguich.


lundi 25 février 2013

L’Homme aux mains rongées

Mon précédent billet "Mourir debout ou vivre à genoux" faisait référence au livre de Jean-Paul Galibert. Mais cet ouvrage a eu un tel effet sur ma conscience que je ne pouvais me satisfaire d'un billet apologétique.


Je tente d'y apporter ma pierre, mais Suicide et Sacrifice n'en reste pas moins une référence à se procurer de toute urgence. 

Pour être court et empreint de cette vertu explosive qu’on ne peut lui reprocher, il passe à côté d’un élément capital impensé, ou au moins non évoqué : le gâchis.

Plusieurs figures auraient pu être mises à profit pour illustrer l’hégémonie du néo-libéralisme sur nos vies à nous, êtres médicalisés et occidentalisés, en particulier celle du vampire.

Kronos a préfiguré celle-ci avec Baal qui recevait les offrandes d’enfants vivants. Kronos dévore ses enfants et emporte avec lui leur rire dans la tombe, tempus fugit. Or, la dévoration est une des angoisses de l’hommme les plus archaïques. Son omni-présence aujourd’hui peut expliquer cette anxiété généralisée où sont plongés les hommes, anxieux bien avant d’être suicidaires.

Goya, Kronos dévorant ses enfants.

L’hypercapitalisme dont parle Galibert produit et même surproduit. En surproduisant, il entraîne une casacade de conséquences ô combien néfastes pour l’homme et son environnement, à l’arrière des magasins : la déjection. Pour vanter le mobilier d'un resto, on prend rarement une photo de ses chiottes. Et pourtant...

Que rejete-t-il ce capitalisme dévorateur ? Des matières transformées et usinées, certes. Mais aussi les gens dont il n’a plus besoin, soit parce qu’ils ne sont plus aptes, soit parce qu’ils n’ont pas trouvé leur place dans la société qu’il surchauffe et qu’il met en état de régression anthropologique.

Ce gaspillage est la face verso de cette pièce de monnaie qui brille tant par sa capacité à produire et à innover. C’en est même l’effet secondaire au premier chef. Une des conditions non-avouées de la surproduction. 

Mais pire. Ce qui affecte l’homme et le rend fou est la conscience de se savoir vidé de sa substance. Ça, c’est le gâchis. 

L’hypercapitalisme se comporte comme un Dracula qui s’engraisse et laisse ses victimes dans un état végétatif : l’état suicidaire est non seulement une triste stratégie de défense, où l'être humain sain et sociable se replie en observation pour éviter d'être en prédation, mais c’est aussi le résultat mécanique de ce gâchis endémique, de la permanence de la non-utilisation de ses ressources, des savoirs acquis, de sa culture. 

Du danger de l’inutilité sociale vient cette angoisse fondamentale de ne plus exister du tout, et de vivre sans exister. 

le comte Vlad Drakul http://gvisy.free.fr/article.php3?id_article=39


Le chômage lui, peut être transitoire. Mais je pense pour illustrer ma pensée à cet altiste de haut niveau, médaillé du Conservatoire supérieur, qui ne put se payer un instrument d’exception, et qui arriva toujours second aux concours dans les orchestres nationaux où lui seront préférés un riche altiste Coréen ou Américain, mécéné par une banque, etc (plus on vient de loin mieux c’est pour les représentations mentales des snobs) et qui finit par aller donner quelques heures de cours -à 700 km de chez lui- dans un collège où son niveau musical ne pourra ni s’exprimer ni être perçu. Ce gâchis humain là est irrémédiable.

C’est le broyage d’une personne, désorientée de son désir d’utilité premier, formée pour une fonction spécialisée, quelquefois par l’Etat, au prix d’un investissement de la sphère publique conséquent, et qui n’a pas pu trouver d’emploi réel, de débouché adéquat, épanouissant et pérenne, qui n’a pu mener à bien ses projets pour des raisons quelquefois annexes, tenant au manque d’implantation, au déficit de réseau social de ses parents, ou même simplement par manque d’accès à un logement, par cette souffrance chronique d’être toujours un peu au-dessous du seuil fatal à toute réalisation de soi, le fameux seuil de pauvreté de 880 euros / mois...


Ce gâchis mène à la psychiâtrie bien sûr, par une dévalorisation de l’être social, par une perte immédiate de sens à son projet initial. 

Le suicide alors, comment s’étonner qu’il soit si présent, est une forme radicale du refus de l’inacceptable devenu quotidien : le gâchis de l’intelligence individuelle et collective, le gâchis de toute cette culture transmise, de toutes ces capacités à faire le bon, le beau, le bien.

Comme ce musicien, nous le sentons, nous perdons peu à peu l’usage de nos mains. Très jeunes elles ne servent plus guère qu’à actionner une manette où le but sera d’en tuer le plus possible. En vidéo à Paris. Mais un jour sur le terrain à Alep. 

L’homme aux mains rongées est celui malade de l’hypercapitalisme, de l’hyper-concurrence, qui nous plonge dans la gueule béante de Baal, suce la fraîcheur de notre sang par ce Dracula systémique, nous ronge petit à petit comme une lèpre de l’esprit.


mercredi 16 janvier 2013

Relisant un conte : La Petite sirène, de Hans-Christian Andersen

L'enfance est peuplée d'histoires magnifiques que les grands-mères racontent : des chats dormants près des gâteaux fumants, des soldats de plomb unijambistes et amoureux, mais aussi des monstres marins imaginaires, des vampires, des fantômes auxquels on croit dur comme fer quand on a huit ans. Elle est aussi peuplée de craintes où l'adulte, le prince, apparaît tantôt comme un sauveur, tantôt comme un bourreau. Parmi celles-là, celles d'Andersen sont en bonne place dans nos mémoires.

H-C Andersen (1805-1875)

Mais qui était Hans-Christian ? Un simple fils de cordonnier danois, et le conte La Petite Sirène, daté de 1837, fut composé dans sa trente-troisième année.

Né à Odense en 1805, Andersen passe aujourd’hui pour l’auteur danois le mieux enraciné dans la culture populaire scandinave, selon son biographe et traducteur Jean Boyer. Un mélange de fantaisie puérile et de flegme dans la narration, très inspiré des couleurs des éléments de la nature. Ses contes ont le privilège rare d'être accessibles par toute personne de toute culture et de toute religion. Peut-être allons-nous le comprendre.

Je me souviens d’une lecture faite en classe de CE², qui m’avait beaucoup émue. C’est pourquoi j’ai eu beaucoup de plaisir cette semaine à la réitérer, car l’atmosphère magique de ce conte a traversé les années, et me fut restituée intacte, tout en me laissant apparaître des arrière-plans et des structures que je n’avais pas décelés alors. 

Une structure en trois parties, qui illustre trois mondes, et nous fait traverser trois épreuves. La Petite Sirène va passer par ces trois mondes dans un mouvement ascendant, une quête de la connaissance de l’amour et de l’au-delà, au-delà de son monde à elle. Elle va passer d’un infra-monde, l’élément liquide, quasi-transparent mais clos sur lui-même, à un monde physique plus transparent d’une réalité douloureuse, pour ensuite aller vers un monde de l’hyper-transparence, monde des filles de l’air, monde immatériel mais plein d’espoir. Rien que ça, offre les clefs d'une lecture possible...


De la transparence de la surface de l’eau, conscience du lecteur, jusqu’au fonds incertains d’où jaillissent des sirènes éplorées, Andersen nous emmène sûrement dans un univers poétique dont les cinq premières lignes de La Petite sirène font figure de manifeste :

Bien loin dans la mer, l’eau est bleue comme les bluets, 
pure comme le verre le plus transparent
mais si profonde qu’il serait inutile d’y jeter l’ancre, 
et qu’il faudrait y entasser une quantité infinie de tours d’église les unes sur les autres 
pour mesurer la distance du fond à la surface.


Voici donc le thème de la Transparence : l’eau, la surface de l’eau, la pureté. Pureté architecturale des églises, transparence des vitraux. Les fonds marins sont vertigineux, comme une infinité de tours d’églises qui, elles, touchent le ciel.

Des profondeurs abyssales au ciel, on a là une figure de chiasme, et déjà une immersion dans le fantastique par cette proposition que l’auteur nous fait d’empiler des cathédrales au fond de l’eau pour se représenter l’échelle. Il fallait oser.

Au passage, notons que le télescopage du monde marin avec le monde très aérien des églises fait rejaillir, par un effet de proximité, une superposition des images, une spiritualité possible chez des habitants lointains, exotiques et inconnus, du monde aquatique.

D’ailleurs la surface de l’eau est bleue, ce qui contient déjà en soi un symbole de pureté, d'intelligence, de la royauté (le royaume des cieux) dont elle reflète la couleur : le bleu du ciel médiéval ou du bleu mantel de la Madonne. Le monde sub-aquatique inconnu et inexploré, est un vaste continent obscur, un "ça" comme le dira Freud quelques décennies plus tard, vastes tréfonds de l’âme humaine.



Venons-en à elle. On a toujours envie de s’éprendre des vilains petits canards parce qu'il sont, comme le Petit Poucet, marqués d'une disgrâce physique ; idem cette petite sirène qui, pour magnifique qu’elle puisse paraître, n’en porte pas moins les marques d’une certaine monstruosité, ou en tout cas, pour être plus précis, les marques d’une nature différente. « C’était une enfant bizarre » nous dit Andersen qui nous a habitués à traiter du thème universel et touchant de la différence, de la disgrâce, du handicap.

Quand on lit La Petite Sirène et qu’on a huit ans, on entre dans le conte à toute vitesse. On ne sait pas encore que les sirènes sont des animaux marins qui portent aussi le nom de « lamantin », d’ailleurs espèce en voie de disparition. Mais plus sérieusement, on peut rapprocher les sirènes de l’origine mythologique grecque où l’on nous dit que la perfide Aphrodite (Vénus en latin) naquit de l’écume de la mer. Dans le conte qui nous intéresse, l’écume de la mer est, à l’opposé, l’état dernier, l’état de retour à la nature qui accompagne la mort d’une sirène. Renversement là encore.

L’écume, la naissance dans la mythologie, est ici la destination finale, la décomposition, la mort. Si les hommes retournent poussière, les sirènes elles, retournent écume. Mais cette petite Aphrodite-là ne trahit pas les hommes, ni ne les séduit à des fins perfides. Elle vit simplement dans l’admiration du genre humain, genre qu’elle ne voit que de très loin, avec une naïveté angélique, mais de très bas, depuis les profondeurs abyssales de sa demeure marine.

La description de cette demeure sous-marine nous offre une distorsion des couleurs. Il s’agit certainement d’un procédé narratif qui permet à la fantaisie de l’auteur de s’exprimer et peut-être aussi au lecteur, petit et grand, d’intégrer le monde de la Petite Sirène dans sa différence, dans son extra-territorialité. A peu de choses près, on dirait un paysage lunaire : des plantes jaunes, des arbres bleu sombre, un soleil rouge, tandis que le sol est « du sable le plus fin, mais bleu comme soufre enflammé ».

Alors là, mes amis lecteurs (que je sais Africains ou Québécois) je m’arrête un instant

Car enfin voyons : chacun sait que le soufre est jaune. Mais l’intérêt est ailleurs, il réside dans la définition même de « Sirène » telle qu’on la trouve dans le T.L.F «Trésors de la Langue Française». Selon la tradition hermétique, la tradition des alchimistes, la Sirène, c’est l’opération qui consiste en l’union du soufre et du mercure (le mercure étant appelé, tenez-vous bien : vierge !)

Et lorsque l’on voit que la grand-mère pare les filles avant leur sortie d’un lis blanc autour de leurs cheveux, on ne peut qu’être qu’être troublé par cette redondance inattendue du motif de la virginité… et de cet entourage planétaire : Vénus, Mercure et le père, roi des mers, Jupiter.
Lorsque je suis tombé sur cette définition inattendue de « Sirène », mon projet d'étude s'élargit soudain. Je me suis dit que le texte d’Andersen recelait peut-être plus d’arrière-plans que je ne le croyais... 

Car je me souviens bien avoir lu ce conte en classe d'école primaire, et bien sûr comme tout enfant, je me suis posé la question de la sexualité et du genre de la Petite Sirène. Mais comment fait-elle pour avoir des enfants ? Les poissons sont ovipares… 

Alors mammifère, ovipare ? Est-elle condamnée à n’avoir pas d’enfant, ou en d’autres termes : le monstre, tel le mulet, est-il stérile ? Les enfants se posent toutes ces questions ; et parmi vous il y a sûrement des gens qui se les sont posées comme moi à cette époque. 

On peut donc facilement imaginer que le désir non avoué, non décrit, est de troquer cette queue de poisson par deux jambes, car deux jambes de femme, ça signifie du même coup un sexe de femme… Or, on voit bien que le désir d'incarnation que vise la Petite Sirène passe aussi par la sexualité et la procréation, cette immortalité. 

Pour continuer dans le décryptage du texte, on peut relever des occurrences de nombres assez précis : douze huîtres, douze perles, six sirènes : 12/ 12 / 6.
On peut aussi relever la présence d’une structure verticale de 3 mondes, dans la chronologie des faits 3 épreuves, et la redondance des 3 siècles, durée de vie normale d’une sirène. Mais l’objet de cet article se limitant au rapport d’une lecture du conte et de sa littérarité, je m’arrêterai sur ces considérations d’ordre maçonnique ou alchimique, que je ne pouvais cependant pas passer sous silence, au moins pour le simple plaisir de vous faire part de ma découverte de profane !

Des éléments m’évoquent le folklore germanique comme le monde des Ondins, décrit dans la littérature comme «Undine» de Hölderlin. La présence de la Petite Sirène au mariage de son bien-aimé m’évoque le folklore germanique puisqu’il décrit la situation du premier chant du cycle Mahlérien des Lieder eines Fahrenden Gesellen « Wenn mein schatz hochzeit macht… » composé plus tard en 1905, certes mais qui puise dans un fonds culturel commun aux peuples germaniques et scandinaves.

Ce conte est aussi l’histoire de l’émancipation. 
La jeune fille de quinze ans obtient la permission de sortir la tête hors de l’eau.  Quinze ans, peut-être parce qu’Andersen, amateur de la beauté féminine, pensait qu’il y a une beauté particulière à cet âge là, comme Nabokov le dit beaucoup plus tard sous les traits d’Humbert Humbert. Lolita aussi a quinze ans à la fin du livre éponyme.
Et bien sûr, cette émancipation, cette sortie hors de l’eau est aussi la sortie de tous les dangers.

Le bouleversement des sens est au rendez-vous pour chacune de ses sœurs qui en fait l’expérience, et cela m’amène à considérer le bain originel de la Petite Sirène comme celui que nous avons tous connu : le bain amniotique. Il s’agirait donc comme de toute émancipation vécue par une adolescente, d’une renaissance. Le bain permanent de la mer (la mère) est synonyme de bulle protectrice. C’est un monde qui nous est décrit comme paradisiaque.

Il faut donc à cette Petite Sirène un certain courage pour aller à la découverte des sens, comme pour toute jeune fille de quinze ans qui éprouve des sensations amoureuses. Sa 4° sœur fut moins hardie et se limita à regarder de loin et non éprouver physiquement les choses. Sa deuxième sœur eut peur d’un chien, comme d’un cerbère annonçant le caractère non-paradisiaque, pour ne pas dire infernal, de la vie sur terre.

Dans sa volonté d’aller plus loin que ses congénères, la Petite Sirène commet une transgression qui lui sera fatale. Elle va passer un pacte d’immortalité avec la sorcière qui n’est pas sans rappeler le pacte de Faust avec Mephistophélès. Le chemin qui mène à la sorcière est fait de remous impétueux, de passages étroits, il est comme la voie naturelle du col de l’utérus un chemin de tourments pour l’individu à naître et un chemin de non-retour. 

A ceux qui trouveraient ces élucubrations quelque peu hasardeuses, il faut noter qu’on appelait les sorcières jusqu’à une période récente des «mangeuses d’enfants», mais aussi des faiseuses d’anges (c-à-d des avorteuses). (Simone Veil en 1974 s’était vue traitée de «sorcière» à l’Assemblée nationale...). 

Andersen touche peut-être là à ses propres souvenirs très enfouis, souvenirs inconscient universels, bien entendu. 

La descente de la Petite Sirène vers le repaire de la sorcière c’est l’épisode tremblant de la peur. Elle croise sur le chemin l’image de sa propre mort sous la forme d’un squelette de Petite Sirène, ce qui est un prémisse, un signe avant-coureur. Mais elle persiste. Pour gagner le cœur du Prince, elle accepte de troquer sa voix. Or, quoi de plus précieux pour une sirène ? 

Ce qui nous retranspose une fois encore dans la mythologie puisque chez Procné et Térée, la sœur qui a la langue coupée devient rossignol et c’est la naissance du chant (et selon le Pr Pierre Maréchaux, de l’opéra). Mais le pire est que la Petite Sirène perd son organe musical (ô combien féminin) pour gagner seulement une apparence humaine, mais sans pouvoir non plus parler ! La sorcière l’a donc privée des moyens d’être tout à fait humaine, puisque privée de la parole, portant la trace ancienne, le stigmate, d'un état animal.

Elle  traverse alors trois épreuves :

  • 1° la douleur : marcher sur ses nouvelles jambes. 
Tout le monde s’émerveille de la voir mais en réalité elle souffre le martyr (pour l’anecdote on pense au martyr des top-models d’aujourd’hui…)

  • 2° la frustration : ne plus pouvoir chanter ni pouvoir révéler pourquoi, puisqu’elle perd aussi la parole.
On peut dire qu’elle a échangé l’art contre l’apparence ; et pire, contre la promesse incertaine d’une âme. Elle est entrée dans un marché de dupe pour avoir renié ses origines et sa nature.

  • 3° le choix : devoir tuer le prince qu’elle aime pour survivre (selon les bons conseils de la sorcière), le dilemme. 

Sur le pont du bateau, la joie des marins après le mariage ramène la Petite Sirène à une tragique circularité puisqu’on se souvient de la magnifique première impression qu’elle eut à travers la vitre. Mais cette réalité directe est moins enviable que celle entraperçue à travers la transparence des vitres du hublot. 

En clair, elle a rejoint la condition des hommes qui connaissent la souffrance pour avoir voulu la connaissance (Adam et Eve), ou bien pour voir plus clair (Platon, l’allégorie de la caverne).

C’est là qu’elle préfère la mort éternelle plutôt que de tuer.



Puisque tout le conte est basé sur la volonté d’une ascension, d’une plus grande connaissance, d’une plus grande acuité dans les sensations, nous relevons l’image poétique qui passerait presque inaperçue de la fleur, dont la grand-mère raconte que sur terre elle est non seulement d’une couleur différente de celle qu’on imagine, mais de plus elle exhale une - odeur -  quoi de plus léger et poétique riche en sensations, qu’un parfum...

A travers la figure de la fleur, on voit déjà qu’il y a là le symbole du passage d’une réalité physique, la tige, les pétales d’une fleur, la couleur de ses pétales, à une sensation inconnue, l’odeur, une essence, un parfum, enfin quelque chose d’immatériel et pourtant de profondément troublant.  (« Harmonie du soir » ou Mallarmé « l’idée d’une fleurl’absente de tout bouquet. ») On ne s’étendra pas sur l’importance des odeurs, des phéromones, dans le processus amoureux et même érotique. Ceci, à mon avis, dévoile encore un sens caché à notre tentative aléatoire d’interprétation de la Petite sirène.

De plus, lors de sa première sortie, elle aperçoit le prince derrière une vitre, après avoir contemplé le monde d’en haut à travers l’épaisseur de l’eau. Et là je m’arrête de nouveau, car la vitre est bien l’élément matériel transparent par excellence : c’est ce qui éloigne physiquement, mais qui rapproche visuellement. L’eau est transparente mais tout de même d’une certaine opacité. Aussi, à cause de la diffraction de la lumière dans l’eau on ne voit l’éclat des étoiles du ciel que déformé. Là encore, on peut dégager une thématique de la transparence dans ce conte, qu'il serait intéressant de développer au travers l’œuvre d’Andersen.

Une fois revenue du monde d’en haut, qu’elle a une certaine conscience donc, la Petite sirène pose à sa grand-mère la question de la mort. Arrive alors la réponse de l’essence spirituelle des hommes. Ils sont dotés d’une âme, les sirènes, non… C’est l’amour d’un homme qui donne une âme à celle qui est aimée. (pour Andersen ici, seulement dans le sacrement du mariage)

C’est à ce moment qu’après avoir emmené son lecteur dans le monde quasi paradisiaque des sirènes, Andersen procède à un réajustement du statut de l’homme. 

A ce moment là de ma lecture, le parallèle devient évident entre le mouvement ascensionnel de l’âme des hommes vers un au-delà, et l’ascension de la sirène de son monde marin imaginaire, de son infra-monde vers le monde des hommes.

Filles de l’air 
Monde des hommes
Mondes des ondins 

Dans chaque sphère des épreuves. 
L’irréversibilité de la mort rend son imminence insoutenable chez les ondins, alors que chez les hommes, surmonter les épreuves est la promesse d’un repos éternel.

Une seule allusion à Dieu apparaît à la toute fin du texte comme étant un royaume promis au terme de trois cents ans d’épreuves pour les filles de l’air. On est bien dans un domaine universel de «l’épreuve» commune à beaucoup de philosophies, et notamment dans la tradition protestante, quand on sait l’importance de «l’épreuve» dans l’enseignement moral du chrétien protestant. De plus, chez les Luthériens le moment de la mort est signe de plénitude, de joie, de lumière, à condition qu’elle soit méritée. On le voit par exemple dans les œuvres de musique sacrées de l’époque, passions, oratorios, cantates de J.S Bach, Schütz etc

Par sa mort, la Petite Sirène devient invisible, donc complètement inaccessible et s’élève sur un nuage, liquide en suspension mais diaphane, mais évanescent, elle accompagne les enfants de l’air, des anges (peut-être) ou bien des enfants qui auront croisé une quelconque sorcière ou faiseuse d’anges.

On a donc un mouvement général qui emmène le lecteur depuis les profondeurs de l’élément liquide, on l’a vu bain originel où les couleurs sont extra-ordinaires, vers un monde plus aérien, le nôtre, qui est aussi le royaume de la douleur, pour aboutir enfin à un monde de l’hyper-transparence, le monde des filles de l’air, monde immatériel, divin, et plein d’espoir.

Tout dans le conte de la Petite Sirène tend vers le haut. 
Conte de la curiosité, du désir, du progrès, du féminin, de l’ascensionnalité. 
De quoi nous tirer vers le haut.



je sais, je sais...

samedi 5 janvier 2013

Le Conte des contes (Youri Norstein)



Le Conte de contes
Soixante ans de Walt Disney et dix ans de Pixar technologiques, lisses, bavards et pré-mâchés qu'on regarde entre un Coca et un Big Mac, ont suffi à poser sur nous une grille de lecture invisible mais bien quadrillée, façon militaire, à nous plonger à notre insu, lentement, insidieusement, dans un état hypnotique dont les pires régimes totalitaires auraient rêvé. Ils n'avaient pas songé que la dictature commerciale du goût aboutirait aussi à un sorte de totalité du dégoût.

Quelle distance entre ces deux 
images !












C'est ainsi qu'on arrive devant un chef d'œuvre tel que Youri Norstein l'a conçu il y a quarante ans bientôt.
Sans "comprendre" (c'est bon signe). 

Dans Le Conte des contes, l'équivoque est un plaisir de l'esprit qu'on croyait avoir oublié. Les amateurs de théâtre, de scénographie et des dessins de Kantor y retrouveront un trait qu'ils ont aimé. 





Le sépia me rappelle les archives filmiques du cinéma des années 20, le Minotaure m'a l'air calqué sur des vases grecs anciens, la pluie, la neige sont eux de tout temps. Ce temps des contes, des mythes, du rêve, n'a pas la valeur qu'on lui associe d'ordinaire. 


C'est un temps propre aux films de Youri Norstein. Il fut produit en 7 années à la main dans les studios soviétiques (un chiffre de contes là aussi). Et non en 7 jours sur écran. C'est peut-être ce qui lui donne sa pâte, la trace de la main qui fait les bonnes confitures...

Le loup, plantigrade qui ne craint pas les profondeurs des forêts ni des froids dégrés centigrades, danse autour d'une patate qui lui réchauffe le cœur ; lui qui traversa et les peurs des enfants et les siècles de contes, et puis ce film. Il a une tendresse qui révoque les idées reçues, c'est un loup qui connaît bien les enfants. Il est même fait de leurs rêves.

Une poudre animée plus qu'un dessin, une superposition de mythes, d'éléments poétiques et de rythmes sonores, des plans où tout est vivant, où le regard a le temps de se promener, de se forger, d'être lui-même, enfin lui-même. Car deux personnes n'auront pas vu le même conte au sortir des 28 minutes de ce rêve pictural. Parce que je suis un pauvre artiste, j'y vois assez que l'homme enfante, berce ses créatures (et l'artiste ses œuvres) et a aussi besoin de manger. Et si le froid ne l'a pas tué, la guerre bien le fera.

Je ne m'aventurerai pas à une éxégèse de ce film. D'autres, universitaires, s'y sont employés et même peut-être cassé les dents car Youri Norstein, comme qui dirait, est inoxydable.


Et bien sûr : Introuvable dans le commerce.
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M. Hervé Joubert-Laurencin lui a consacré une étude :
http://www.lcdpu.fr/livre/?GCOI=27000100011070


1 http://www.youtube.com/watch?v=Tmcp4XNCWRY
2 http://www.youtube.com/watch?v=PBniVo80Mec
3 http://www.youtube.com/watch?v=UjndixMcl8g
4 http://www.youtube.com/watch?v=xB7H1wrcFjc


Ma photo sur le chemin de Guernesey

Port de Guernesey Janvier 2017